Alain Finkelkraut Extraits de son livre de dialogues avec le philosophe allemand Peter Sloterdijk: Les battements du monde, chez Pauvert Chapitre X. Où sont passés les adultes ? "Je ne déteste pas la jeunesse qui a été la mienne, mais ce n'est certainement pas sur ma conscience adolescente que je tablerais pour faire face aux exigences de l'heure. L'adolescent, c'est l'être au regard clair, à la voix vibrante, au visage grave qui ne voit jamais que des scandales là où il y a des problèmes ou des dilemmes, et des lignes droites là où il y a des carrefours. Pour lui que l'égoïsme écoeure, la politique se confond avec la morale et la morale elle-même se réduit au combat avec le Dragon. Les situations réelles pourtant relèvent plus souvent de l'alternative cornélienne que de la vengeance du compte de Monte Cristo, et la morale n'est difficile que parce qu'elle n'oppose pas le Bien et la Bête, mais consiste............. à choisir entre un bien et un autre bien. La démocratisation du luxe est un bien, mais, pour autant, la préservation du monde. La famille est un bien ainsi que l'émancipation des femmes.. A quel saint se vouer ? Que faire quand le devoir donne des ordres contradictoires ou de plusieurs côtés à la fois ? L'adolescence fuit ce casse-tête éthique dans l'abstraction exaltante d'un univers de substitution où toute la souffrance des hommes résulte de la politique des méchants. Sortir de l'adolescence, c'est donc n'avoir plus besoin d'un salaud pour incarner la mauvaise part de l'histoire : la gravite juvénile laisse place non certes à la frivolité ou à la maîtrise, mais à l'embarras et à la passion de comprendre. Passion qui se fait( jour jusque dans les situations extrêmes : " Que le lecteur referme ici ce livre s'il en attend une accusation politique", écrit Soljenistsine dans l'Archipel du Goulag. "Ah si les choses étaient si simples, s'il y avait quelque part des hommes à l'âme noire se livrant perfidement à de noires actions et s'il s'agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer ! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le coeur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre coeur ? La voix de stentor de Soljenitsine avait ébranlé les fondations du communisme. Maintenant que le communisme est tombé, cette voix se trouve recouverte, comme celle du choeur antique, par le lyrisme assourdissant des luttes "citoyennes". Il n'y a presque plus personne pour tendre aux jeunes une main secourable et les sortir du mélodrame. En France notamment, on adore les grandes antithèses Hugoliennes .................. Qu'il se tourne vers les profs, les artistes, les journalistes ou les philosophes - l'adolescent contemporain ne rencontre, sauf exception, que lui-même, c'est à dire l'allergie à l'inextricable et l'extase des engagements binaires ....... "